Tribune publiée dans Le Monde le 8 mars 2023
Porteuse de contraintes et d’injonctions, la mode a accompagné l’émancipation des femmes, des pantalons de Coco Chanel dans les années 20 au crop top dans les années 90 puis 2020. Mais celles qui fabriquent nos vêtements – car ce sont en écrasante majorité des femmes – sont confrontées à la pauvreté, la précarité et des violations continues de leurs droits. Leur salaire ne leur permet pas de nourrir leur famille ou d’envoyer leurs enfants à l’école. Elles sont peu protégées par les lois sociales de leur pays et leurs conditions de travail sont éreintantes, voire dangereuses. Comment donner à voir cette réalité ?
La mode est aussi une question politique. A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous voulons mettre en lumière l’histoire et la réalité de ces femmes. Nous appelons à un changement législatif pour mettre fin à l’impunité des marques à travers une directive européenne ambitieuse sur le devoir de vigilance et l’initiative citoyenne européenne Good Clothes, Fair Pay (retrouvez la pétition en bas de cette page).
Le modèle de la fast-fashion1 repose sur la surproduction et l’exploitation des travailleur·euse·s les plus vulnérables. 80% des ouvriers textiles sont des ouvrières. Largement majoritaires, elles sont indispensables au fonctionnement de l’industrie de la mode, mais font face à des facteurs socio-économiques et politiques les rendant plus vulnérables que leurs homologues masculins. Exploitées et ignorées, elles sont souvent dans l’obligation d’accepter des conditions de travail indécentes, voire illégales.
Les ouvrières font face à des heures supplémentaires abusives, parfois forcées et non-payées, à des déductions sur leur salaire et à de nombreuses violences basées sur le genre. Malgré des journées pouvant dépasser les 12 heures, 6 à 7 jours par semaine, elles ont du mal à joindre les deux bouts. Selon les pays, elles sont payées 2 à 5 fois moins que nécessaire pour subvenir à leurs besoins2.
Loin de l’image des rangs d’ouvrières dans les usines où sont fabriqués la majorité de nos vêtements, une autre réalité nous est souvent inconnue. Qui sait que la broderie de son t-shirt préféré a été cousue par une femme chez elle, travaillant sans contrat ni protection sociale ? Pourtant, en Asie du Sud, elles sont 50 millions à travailler à domicile dans le textile3.
Face à la pression des marques qui veulent produire plus, à moindre coût pour maximiser leurs profits, les usines de confection font appel à des travailleuses à domicile pour respecter des délais et des volumes de commandes intenables. Invisibles, elles sont les moins rémunérées et les plus précaires du secteur.
Leur quotidien est effroyable : horaires sans limite ou périodes sans revenu, rémunération indécente, souvent versée en retard, absence de protection sociale, harcèlement des employeurs, risques élevés de blessures. Prises au piège par la nature même du travail informel, elles ne sont pas protégées par le droit du travail, elles sont isolées face à leur employeur et géographiquement dispersées. Il est pour ainsi dire impossible d’établir des relations avec des syndicats pour faire valoir leurs droits. Cette précarité s’inscrit dans la logique des pratiques commerciales de la fast-fashion qui rend l’ouvrière corvéable, esclave d’une industrie qui s’engraisse et bafoue les droits humains d’une population en situation de vulnérabilité.
Face à la demande croissante des citoyen·ne·s pour une mode durable et dans une logique marketing, certaines marques ont pris des engagements pour réduire leurs impacts sur les droits des travailleur·euse·s de leurs chaînes d’approvisionnement. Ces initiatives ne suffisent pas. Parce qu’il est inacceptable que les droits de ces femmes soient plus longtemps sacrifiés au nom du profit, nous en appelons à la législation.
Obliger les entreprises à respecter les droits des travailleuses
L’Union européenne est en train de débattre d’une directive sur le devoir de vigilance des entreprises4. Elle obligerait les multinationales à avoir une activité respectueuse des droits humains et de l’environnement. Or, la proposition de texte est complètement aveugle au genre comme le dénoncent plus de 80 ONG et syndicats5. Pour ne pas laisser les femmes et les filles de côté, nous nous battrons au Parlement européen et exigerons du gouvernement qu’il porte ces messages au Conseil européen, pour que le texte final intègre le genre à chaque étape du processus de devoir et de vigilance (identification des risques, suivi des mesures d’atténuation, dispositions d’accès à la justice pour les victimes, etc.) Sinon, impossible de réduire la discrimination, le harcèlement, les inégalités de salaire, ou d’améliorer les connaissances des femmes sur leurs droits.
Le salaire au cœur des enjeux : la campagne Good Clothes, Fair Pay
Le salaire est une question de genre. Garantir aux femmes un salaire vital6, c’est leur permettre de subvenir à leurs besoins essentiels, de dégager du temps pour leur vie personnelle, pour s’engager dans la vie sociale et politique de leur communauté, pour s’organiser entre elles et faire entendre leur voix. Soutenue par une cinquantaine d’ONG et de syndicats, la campagne Good Clothes, Fair Pay demande l'introduction d’une législation européenne obligeant les marques d’assurer aux ouvrier·ère·s du textile des salaires vitaux. Pour que la Commission européenne se saisisse du sujet, nous devons atteindre 1 million de signatures de citoyen·ne·s européen·ne·s7. Nous pouvons tou·te·s signer la campagne et exiger un changement politique en exerçant notre pouvoir démocratique, un pas décisif pour les conditions de travail de ces femmes.
Député·e·s, activistes, militant·e·s, ONG, journalistes, nous nous mobilisons et nous appelons les citoyen·ne·s à se mobiliser autour de ces deux initiatives pour que les droits de ces femmes invisibles qui se cachent derrière nos vêtements soient enfin respectés.
Signataires (par ordre alphabétique)
- Manon Aubry, députée européenne française, co-présidente du Groupe de la Gauche au Parlement européen
- Isabelle Cabrita, fondatrice de Good Gang Paris
- Aurélie Chevrillon, présidente de Max Havelaar France
- Catherine Dauriac, présidente de Fashion Revolution France
- Rokhaya Diallo, journaliste et réalisatrice
- Alma Dufour, députée La France Insoumise dans la 4ème circonscription de Seine-Maritime
- Pascal Durand, député européen français, membre du Groupe de l'Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates au Parlement européen
- Julia Faure, cofondatrice de Loom
- Khaled Gaiji, président des Amis de la Terre France
- Flora Ghebali, entrepreneuse et autrice du livre « Ma génération va changer le monde »
- Pierre Larrouturou, député européen français, membre du groupe Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen
- Florentin Letissier, Maire-adjoint de Paris chargé de l’économie solidaire et circulaire
- Arielle Lévy, présidente du Collectif UAMEP (Une Autre Mode Est Possible)
- Audrey Millet, historienne et autrice du « Livre noir de la mode »
- Eloïse Moigno, fondatrice de SloWeAre
- Dominique Potier, député Socialiste de la 5ème circonscription de Meurthe-et-Moselle
- Marie Toussaint, députée européenne française, membre du groupe des Verts/Alliance libre européenne au Parlement européen
- Aurélie Trouvé, députée La France Insoumise dans la 9ème circonscription de la Seine-Saint-Denis
1La fast fashion est une mouvance de marques qui, depuis les années 1990/2000 produisent des vêtements très vite, très souvent et pour pas cher. Une marque de fast fashion peut sortir jusqu’à 36 collections par an, contre 4 pour une marque de mode classique. Ce modèle a de nombreux impacts sociaux et environnementaux. Depuis les années 2010/2020, un nouveau mouvement apparaît, l’ultra fast fashion, reposant sur un renouvellement encore plus rapide des collections, certaines marques allant jusqu’à renouveler leurs collections toutes les deux semaines, voire moins.
2Poverty Wages, Clean clothes, Poverty Wages
3Hidden Hands: Homeworkers and their role in the global fashion value chain, Fashion Revolution
4Le devoir de vigilance est une obligation faite aux entreprises donneuses d’ordre de prévenir les risques sociaux, environnementaux et de gouvernance liés à leurs opérations mais qui peut aussi s'étendre aux activités de leurs filiales et de leurs partenaires commerciaux (sous-traitants et fournisseurs).
6Un salaire vital est un salaire reçu pour une semaine de travail standard (48 heures) devant permettre aux travailleur·euse·s de couvrir leurs besoins fondamentaux et permettre une existence digne à tous les membres de leur foyer : un accès à l’alimentation, une eau saine, un logement décent, l’éducation, l’habillement, les soins de santé et autres besoins essentiels, ainsi qu’une réserve pour les urgences et les économies.
7La campagne est une initiative citoyenne européenne, un instrument unique permettant aux citoyen·ne·s de participer à la construction de l’Union européenne en demandant à la Commission européenne de proposer de nouvelles législations. Dès qu’une initiative atteint la barre du million de signatures, la Commission doit décider de l’action à entreprendre pour répondre à la campagne.